DEVOIR DE MEMOIRE
- Philippe Broda
- 19 avr.
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 22 avr.
En 1956, lors des obsèques d’un membre du kibboutz Nahal Oz, Moshe Dayan avait solennellement averti les Israéliens : ils devraient rester sur leurs gardes parce que les Palestiniens ne les laisseraient jamais en paix. Depuis le 7 octobre, ce discours est rappelé avec une fréquence qui n’a d’égal que la profondeur de l’oubli dans laquelle il était tombé. Ce relâchement était-il évitable ?
Quelle ironie ! « Zakhor – souviens-toi » est une injonction biblique. D’année en année, les Juifs relisent en permanence les mêmes textes sacrés. Leur regard sur le temps présent ne peut être qu’une réactualisation de cette pensée ancienne. L’historien Jacques le Goff a affirmé que, sans Etat, ni territoire, ils « étaient le peuple de la mémoire par excellence ». Est-ce à dire que la réalisation de la promesse de Sion ait mis un terme à cette forme d’hypermnésie ? Parce que non seulement les Israéliens ont oublié la menace existentielle à leur porte mais ils ont traité par-dessus la jambe les piqûres de rappel qui leur ont été administrées. Le 6 octobre 1973, quasiment 50 ans jour pour jour avant l’attaque du Hamas, les Israéliens se sont fait surprendre par l’offensive conjointe des armée égyptienne et syrienne. Des signaux annonceurs avaient été collectés mais ils avaient été mal interprétés. Eva Illouz explique la surdité des autorités israéliennes par le fait que les guetteuses de Nahal Oz étaient des femmes et que la société israélienne est machiste. C’est une jolie explication mais, lors de la Guerre du Kippour, ce sont des hommes dont les avertissements n’ont pas été entendus.
Comment ne pas songer au « Ils ont des yeux et ne voient pas. Ils ont des oreilles et n’écoutent pas » des prophètes ? En 1973, les déclarations belliqueuses contre Israël ne manquaient pas. L’Etat hébreu les recevait avec dédain. Au-delà des responsabilités des hauts échelons politique et militaire dans l’impréparation de l’armée, il est important de noter que cette nonchalance générale affectait l’ensemble de la société. Le long du canal de Suez, face à l’armée égyptienne, les réservistes israéliens se faisaient prendre en photo les pieds dans l’eau. Le fort Budapest fut l’exception et c’est le seul de la ligne de fortification qui résista à l’assaut égyptien. Pourtant, les réservistes qui y servaient étaient en colère. Ils avaient même réclamé la mutation de Motti Ashkenazi, leur commandant. Celui-ci les obligeait à travailler dur, à renforcer la structure, tandis que leurs amis qui servaient ailleurs le long du canal de Suez se la coulaient douce. Qu’avaient-ils donc fait pour mériter de se trouver sous les ordres d’un officier « psychorigide » ? Ils étaient venus à l’armée pour se détendre ! La distance des frontières du Golan et surtout du Sinaï aux zones habitées par des civils ajoutait au sentiment général de sécurité.
En 2023, les localités et les avant-postes de l’armée touchaient la bande de Gaza. L’air suintait la haine des Palestiniens. Des incidents se produisaient régulièrement à la frontière. Les guetteuses de Nahal Oz observaient le Hamas s’entraîner encore et encore. Malgré ces signes, les Israéliens n’étaient aucunement préoccupés. Dans les kibboutzim, l’objectif était d’éviter les vols ou les pertes d’armes en les regroupant dans une armurerie, nullement de les rendre accessibles aux membres des cellules de sécurité. Dans les bases de l’armée, les mitrailleuses et les grenades étaient rangées dans des entrepôts. Les soldats ne pensaient pas que ce qui allait arriver était envisageable. Ainsi, même quand des officiers comme Shilo Har-Even prirent conscience de la situation et alertèrent les troupes, la réaction fut parfois lente, empreinte d’apathie. Pas par peur. Beaucoup de ceux qui ont alors survécu ont fait preuve d’une bravoure inouïe par la suite. Ils n’étaient simplement pas prêts à la guerre à cet instant. Dans sa lâcheté infinie, le haut commandement militaire a préféré braquer les projecteurs sur ces insuffisances opérationnelles, non sur les causes de l’absence de bons réflexes au moment de l’impact initial.
La quête de responsables n’a pas fini de hanter Israël. L’ancien Premier ministre Ehud Barak qui voulait une armée petite mais puissante doit être montré du doigt aussi bien que la high tech qui a conforté sa vision. Et la mentalité telavivienne ? Comme la bohême se marie mal avec les bruits de botte, la « ville blanche » avait fixé une règle : si les roquettes frappaient le pourtour de la bande de Gaza, l’armée répliquait avec modération. C’est lorsque le Hamas s’en prenait à Tel Aviv qu’elle cognait. En fait, si Bibi n’avait pas fricoté avec les religieux, il aurait été le dirigeant idéal pour les bobos. Barak, Bibi… Qui d’autre ? Pour Daniel Sibony le mal est plus profond. L’homme n’est pas équipé mentalement pour se répéter en boucle des décennies durant que son voisin attend le moment propice pour le tuer. Enfouir cette donnée sous le tapis est un mécanisme de défense. Bref, c’est toute la population qui a fait preuve de cécité. Pourquoi Bibi doit-il partir dans ces conditions ? Parce que son rôle était d’être le Motti Ashkenazi de son époque, aucunement de raconter ce que chacun voulait entendre. Paradoxalement, le fait que le Hamas ne soit pas entièrement neutralisé pourrait nous aider à ne pas oublier. S’il l’est, nous nous relâcherons tandis qu'une nouvelle organisation terroriste naîtra de ses cendres.
Commentaires