SOUS LE TAPIS
- Philippe Broda
- il y a 9 heures
- 4 min de lecture
Les horreurs perpétrées par les suppôts du nazisme sont régulièrement rappelées, notamment dans un contexte de montée de l’extrême-droite. La photo en noir et blanc du Juif en pyjama rayé est un des symboles les plus évocateurs des méfaits du racisme. Elle dispense de s’interroger sur l’attitude des adversaires des nazis qui n’ont rien fait pour empêcher qu’un tel cliché soit possible.
Comment rendre compte de l’apathie occidentale face au sort des Juifs pendant la Shoah ? Les explications ne manquent pas. Lorsqu’il est parti à Londres, le général de Gaulle se lamentait de n’avoir à ses côtés que des Juifs et des membres de l’extrême-droite. Pour ne pas prêter le flanc à l’accusation d’Hitler selon laquelle la guerre était l’œuvre de la « juiverie » mondiale, les Juifs furent relégués à l’arrière-plan. Il fallait qu’ils soient invisibilisés. Les premiers massacres puis la mise en œuvre de la Solution finale ne changèrent rien à la situation. On parlerait le cas échéant de problèmes de « réfugiés ». Membre du Conseil national du gouvernement polonais en exil, Samuel Zygelbojm se suicida à Londres en mai 1943. Il avait été l’un des premiers à alerter sur l’extermination du peuple juif. Sa mort n’attira pas davantage l’attention. Les Polonais n’aiment pas qu’on les chatouille sur leur attitude envers les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Quand les reproches émanent des Occidentaux, ils dégainent aussitôt la mémoire de Zygelbojm, soulignant par ce biais la duplicité des donneurs de leçons tout aussi indifférents au sort des Juifs. Ils ont même financé un film sur son destin tragique à cette intention.
Le drame du Struma illustre ce refus de considérer le sauvetage des Juifs comme méritant un quelconque effort parmi les représentants du camp du Bien. Pourtant, tout avait bien commencé si l’on peut dire. Malgré un contexte politique peu favorable, des Juifs de Roumanie furent en effet autorisés à quitter leur pays. Etant donné l’antisémitisme du régime du général Antonescu et son alliance avec l’Allemagne nazie, cela n’allait pas de soi. Le gouvernement roumain exigeait seulement de l’argent en contrepartie. C’est ainsi que presque 800 Juifs embarquèrent sur un vieux rafiot, le Struma. Affrété par une organisation sioniste, le bateau se rendait en Palestine si possible et, à défaut, dans une contrée sans persécution. Parti le 12 décembre 1941, le paquebot d’une longueur de 46,40 mètres accosta dans un port turc au nord du Bosphore, après de multiples avaries mécaniques, quatre jours plus tard. Le voyage aurait dû durer 14 heures. A l’exception des rares détenteurs de visas britanniques pour la Palestine et d’une femme hospitalisée à la suite d’une fausse couche, Medeea Salamowitz, les passagers furent contraints de rester à bord – les autorités turques ayant mis le navire en quarantaine.
Les conditions de transport avaient été dangereuses. A partir de là, la question posée à la communauté internationale devint : que faire des passagers ? Les Britanniques demeurèrent inflexibles. Winston Churchill, sioniste convaincu, céda face aux arguments du Colonial office. Il était hors de question de mécontenter les Arabes, qui avaient obtenu une limitation de l’immigration juive en Palestine en 1940 et étaient susceptibles de faire basculer le Moyen Orient et son pétrole dans le giron allemand. Il n’y avait aucun risque de perdre le soutien des Juifs dans cette guerre. Certes, admettaient les officiels britanniques, le quota de visas d’immigration n’avait pas été atteint pour l’année en cours mais ce serait montrer un mauvais exemple que d’accepter ces Juifs en Palestine. Et puis, il s’agissait de citoyens d’un pays ennemi, la Roumanie. Qui sait d’ailleurs si des espions allemands ne s’étaient pas infiltrés parmi eux ? Sous la pression d’organisations juives, les Britanniques accordèrent un permis d’immigrer à quelques dizaines d’enfants, sans leurs parents. Trop tard. Agacés par ces atermoiements, les Turcs qui, comme les autres pays sollicités, ne voulaient pas davantage des Juifs, avaient fini par remorquer le Struma en mer Noire.
Le 24 février 1942, après avoir dérivé quelques heures, le Struma coula. On le sut bien plus tard, c’est une torpille soviétique peut-être lancée par erreur qui l’envoya par le fond. Un seul passager, David Stoliar, fut rescapé. Immédiatement après la catastrophe, grâce à des sources bien informées, la presse britannique accusa les Juifs de s’être sabordés eux-mêmes afin d’être débarqués, avant d’incriminer une mine allemande. Le monde avait de toute façon d’autres chats à fouetter. Les morts du Struma furent ainsi évoqués en page 7 du New York Times. Les Juifs ne comptaient pas. Le mot même ne devait pas être prononcé. On le gardait au chaud pour les larmes de crocodiles des commémorations ultérieures. L’Allemagne est l’unique pays européen à avoir procédé à un authentique examen de conscience de ses actes durant ces années sombres. Sans elle, Israël aurait subi depuis belle lurette de lourdes sanctions de la part de l’Union. Par contraste, les pays qui furent lâches ou complices restent des critiques virulents de l’Etat juif. Jean-Claude Milner a expliqué dans un ouvrage retentissant comment les Européens sont passés sans peine du couple question-réponse au couple problème-solution à propos de la nation juive. Son titre : « Les penchants criminels de l’Europe démocratique ».
Commentaires