LE HAIM (A LA VIE)
- Philippe Broda
- 19 oct. 2024
- 4 min de lecture
Les organisations fanatiques qui assaillent Israël, ces nouvelles moutures du progressisme, sont animées par une croyance : nous aimons plus la mort que les Juifs n’aiment la vie. Et si elles se trompaient ? Il ne s’agit pas de sous-estimer l’empressement des terroristes à rejoindre les 72 vierges qui leur ont été promises. Surtout pas. Et si c’était juste l’amour de la vie des Juifs qui était mal évalué ?
A Yom Kippour, jour du « grand pardon » ou de l’expiation, Dieu tranche. Il inscrit définitivement dans le Livre de la vie le nom des Juifs à qui il offre un bon pour une année supplémentaire. Quand on précise que ce livre est virtuel, cela signifie que nous sommes dans le domaine de la symbolique, pas qu’il s’agit d’un e-book. Lors du nouvel an, Roch Hachana, Dieu a déjà une petite idée de l’identité de ces fortunés mais, dans sa miséricorde, il accorde une dernière chance à chacun pour s’amender, pour procéder à un nouvel examen de conscience. Il est tout-à-fait disposé à infléchir sa décision. La période entre les deux événements est désignée comme « les dix jours de repentance ». Puis vient Yom Kippour – on dit aussi Yom Akippourim, le jour où le destin peut s’inverser, comme à la fête de Pourim. Les Juifs jeûnent, ne se lavent pas, ne portent pas de chaussures en cuir. Picoti-picota leur est complètement interdit. Ils sont tenus de consacrer toute leur énergie à expier leurs fautes, à demander pardon à Dieu et à ceux qu’ils ont blessés… sauf si c’est avec un beeper. Nourrie par le rituel de prières, une chanson de Leonard Cohen, « Who by fire », restitue cette ambiance particulière.
Que les croyants se prennent au jeu à Kippour, quoi de plus normal, mais là où cela devient extraordinaire, c’est que nombre de Juifs déjudaïsés affluent à la synagogue ce jour-là. Ce sont les « Juifs de Kippour ». Certes, en raison du climat antisémite, certains ne sont pas venus cette année. Par peur. Sinon, malgré la distance qu’ils ont mise avec leur communauté d’origine, ils se rendent un jour par an, ce jour-là, à la synagogue. Il n’est pas question de superstition chez eux… au cas où il y aurait quelqu’un là haut. Ils retrouvent juste pour quelques heures un lieu, des connaissances, des mélodies, qui les renvoient à leur filiation, à leur enfance. Même s’ils n’envisagent aucunement un retour, un changement d’attitude envers leur tradition, le visage de ces Juifs témoigne qu’ils sont heureux d’être présents. Certains d’entre eux font même un don pour cette communauté qui n’est plus vraiment la leur. Et ce qui est intéressant de relever, c’est le jour qu’ils ont choisi pour se manifester. Ce n’est pas le nouvel an, célébré dix jours plus tôt. Une belle occasion pourtant. Ce n’est pas non plus Pessah, la fête de la libération, célébrée au printemps. Non, le jour sacré pour eux est Kippour, celui de la vie.
La « sauvegarde de la vie », pikouah nefesh, que les maîtres du Talmud ont ancrée dans la loi juive, est une autre façon de souligner cette spécificité. Il est non seulement autorisé de transgresser Kippour, par exemple de s’alimenter si l’on est souffrant, mais, de manière générale, de s’écarter temporairement des obligations religieuses si sa vie en dépend. Ainsi, au temps des Hasmonéens, les Juifs furent autorisés à combattre le jour du Shabbat, jour saint, lorsqu’ils étaient attaqués par les Grecs pour éviter d’être massacrés. Cette perspective indique que, malgré quelques exceptions notables, la martyrologie n’a guère d’espace dans le monde juif. Afin de contrebalancer le risque d’excès présent dans tout phénomène religieux, des garde-fous ont été institués par les rabbins. Lors des Croisades, les communautés juives européennes ont préféré brûler dans leur synagogue plutôt que se convertir quand leurs persécuteurs leur en laissaient le choix mais un réel malaise ressort des récits décrivant des parents sacrifiant leurs enfants. Quelques décennies plus tard, Maïmonide statuait clairement : il vaut mieux sauver sa vie en se convertissant, s’éloigner du danger et redevenir juif ensuite. Ce qu’il fit lui-même quand il fut menacé en terre d’islam.
En résumé, les circonstances dans lesquelles un Juif doit opter pour la mort, la sanctification du Nom divin, sont très exceptionnelles – l’une d’elle étant le meurtre (je n’ai moralement pas le droit d’accepter de tuer un homme qui ne me veut aucun mal même s’il s’agit de préserver ma vie). En Israël, de souvent très jeunes citoyens ont sciemment sacrifié leur vie afin de défendre leur pays à partir du 7 octobre. Cette mort a été acceptée au nom d’une cause supérieure – Durkheim parle à ce propos de « suicide altruiste » – mais aucunement exaltée. Leurs familles essaient de se consoler de leur perte en évoquant les vies qu’ils ont sauvées. Beaucoup n’attendent qu’une chose, que les décideurs politiques rendent des comptes. Les parents des « guetteuses » de Nahal Oz, ces soldates qui décrivaient au quotidien les préparatifs du Hamas et qu’aucune voix n’écoutait, apaisaient leurs enfants en leur parlant d’échelons hiérarchiques compétents. Ils réclament justice maintenant. Les parents de terroristes pleurent aussi leurs enfants, évidemment, mais leur malheur s’inscrit-il dans une révolte contre les desseins si noirs de leur chef ? Non. Il alimente une folie religieuse. Leurs enfants sont des martyrs et, la mort, c’est le mektoub.
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