MAJUSCULE OU MINUSCULE ?
- Philippe Broda
- 11 avr.
- 4 min de lecture
Etrangeté parmi bien d’autres, les Juifs constituent un groupe ethnoreligieux. Cela signifie que, chez eux, les dimensions ethniques et religieuses sont étroitement liées. Ainsi, la seule voie d’entrée dans le peuple est religieuse. On doit se convertir devant un tribunal rabbinique. Il y a d’autres groupes ethnoreligieux – les Druzes et les Samaritains par exemple – mais c’est assez rare.
D’aucuns privilégient l’aspect ethnique. En ce sens, le peuple juif est comparable aux Egyptiens, aux Français mais surtout pas aux Belges puisque le peuple belge n’existe pas. Il possède une riche histoire et il y a même un lieu, la terre d’Israël, envers lequel il éprouve un attachement particulier. D’autres mettent en avant la place occupée par la religion, le monothéisme, les textes sacrés du judaïsme. En lisant un texte sur la condition juive, il est facile de deviner la position de l’auteur. S’il écrit « Juif », il considère l’individu comme appartenant à un peuple. S’il opte pour « juif », il estime que c’est la religion qui le définit, que le peuple juif n’existe pas. Bien sûr, l’hypothèse d’une ignorance des règles basiques de la grammaire n’est jamais entièrement à écarter. En outre, certains se proclament « juifs culturels », c’est-à-dire qu’ils rejettent leur lien avec le peuple – « moi, je suis un Gaulois… ne me suspectez pas de double allégeance » – et qu’ils ne se reconnaissent pas dans la religion juive, cette religion qui, à leurs yeux, est beaucoup trop primitive. Hitler a ajouté la catégorie des « Juifs non juifs », qui ont coupé tout lien avec leur origine, mais qui ont été envoyés quand même avec les trois autres groupes à Auschwitz.
Etant donné que tous ces éléments sont fondamentalement intriqués, les tentatives pour les séparer ne sont pas toujours convaincantes. A Pâques, les religieux prient pour se retrouver « l’an prochain à Jérusalem ». Paroles d’ivrogne ? Certes, ce soir-là, ils ingurgitent quatre verres de vin. Pourtant, la loi juive évolue. Les courants les moins orthodoxes sont les plus innovateurs. Ainsi, les libéraux ont décidé que, lorsque le Temple sera reconstruit, les sacrifices animaux, qu’ils jugent barbares, seront abolis. Alors pourquoi n’ont-ils pas introduit la prière « l’an prochain aux Champs Elysées » par exemple ? C’est parce que, au plus profond d’eux-mêmes, même si l’ère messianique semble renvoyée aux calendes grecques, ils se refusent à une coupure affective avec la terre de leurs ancêtres. Pour les prétendus «juifs culturels », le grand écart est encore plus flagrant. Dans les lieux de mondanités, faire assaut de coutumes exotiques garantit de créer la sensation : « goûtez mes kneidleh ». A un niveau superficiel, celui du « c’est délicieux mais gare à la coulante ! », ça passe. Cependant, ce plat à base de farine de matsot est lié aux interdits alimentaires religieux de Pâques.
En Israël, les enjeux du débat sur cet entrelacement dépassent la question de l’écriture du nom juif avec une majuscule ou une minuscule. Le pays a hérité du système du « millet », c’est-à-dire des communautés, de l’empire Ottoman – il n’avait pas été remis en cause par le Mandat britannique. Le Ministère de l’intérieur distingue la « nationalité » des citoyens de leur « religion ». Un Israélien peut être de nationalité arabe mais de religion chrétienne ou musulmane. En revanche, ethno-religion oblige, un citoyen de nationalité juive ne peut être normalement que de religion juive. Le juriste israélien Claude Klein a recensé quelques cas qui ont défrayé la chronique et ont secoué ce bel ordonnancement. Arrivé dans le pays en 1959, Oswald Rufeisen a demandé à être enregistré comme Juif dans la catégorie de la nationalité. Né juif, il s’était converti au christianisme. Il est d’ailleurs plus connu sous le nom de père Daniel. Il aurait donc été de nationalité juive mais de religion chrétienne. Sa requête a été rejetée par les autorités israéliennes qui ont considéré qu’il avait quitté de lui-même le peuple juif en changeant de religion.
Autre configuration atypique, des militants laïcistes ont réclamé et obtenu une modification de leur statut religieux. Tout en restant de nationalité juive, ils sont passés de la catégorie « religion juive » à « sans religion ». L’auteur et critique Yoram Kaniuk a représenté la tête de gondole de ce mouvement. Le néologisme « se kaniukiser » est apparu en hébreu à cette occasion. Mais ce n’est pas tout : des citoyens se sont attaqués à la catégorie nationalité, pas pour être admis comme Juifs comme père Daniel, mais pour être enregistrés sous un nom différent. Quelques-uns souhaitaient être reconnus citoyens israéliens de nationalité… « israélienne », amour de la redondance ou volonté de rupture avec la diaspora ? Plus original encore, le mouvement des Cananéens, né à la droite de l’échiquier politique et auquel est rattaché le nom de Yonatan Ratosh. Ces iconoclastes, si l’on peut dire, visaient à revenir au polythéisme et au néopaganisme très présents dans l’ancien royaume d’Israël. Ils s’en prenaient aux méfaits imputés à l’émergence du monothéisme juif. La conséquence aurait été d’instaurer des changements à la nationalité et à la religion. Et si l’on rajoutait à ce panorama les conflits entre courants du judaïsme ?
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